vendredi 25 mars 2016

Tom Lanoye et la mère du djihadiste par Jacques Dubois

Tom Lanoye est aujourd’hui l’écrivain flamand n° 1. C’est aussi qu’il est un écrivain de combat, ce que l’édition française de Gaz, son récent opus, nous rappelle en quatrième de couverture : « Tom Lanoye milite pour les droits des homosexuels, dit ce texte, s’insurge contre les Flamands qui veulent diviser la Belgique et reste abasourdi devant le fait que plus de 3000 jeunes gens de nationalité belge ont basculé dans l’intégrisme militant et sont partis en Syrie. » Lanoye a écrit plusieurs romans, dont le très beau La Langue de ma mère, traduit en français aux éditions de la Différence. Avec Gaz. Plaidoyer d’une mère damnée, il nous propose un monologue de théâtre d’une grande force, d’une rare violence.
Tom Lanoye
Tom Lanoye
Gaz a ceci de singulier qu’il commémore un épisode de la guerre de 14-18 à travers l’évocation d’un fait d’aujourd’hui, dans les deux cas le gaz ayant été utilisé pour semer la mort. Sur scène, venant d’un champ labouré “gris comme la pierre et plat comme une table d’autopsie”, une femme s’avance vers nous, s’assied sur une chaise placée entre deux brûleurs à gaz et nous adresse la parole. Elle commémore sans le savoir la fameuse bataille de l’Yser où les troupes allemandes expérimentèrent un gaz offensif que l’on nomma l’ypérite et qui fit des milliers de morts dont un quart étaient des Algériens de l’armée française. Mais ce qui occupe bien légitimement la femme est que son fils vient de commettre (en France ? en Belgique ?) un attentat au gaz dans lequel il s’est fait exploser avec des centaines de passants : il a commis ce crime en djihadiste, celui qu’il a essayé de devenir lors de son passage en Syrie.
Elle voudrait comprendre ce qui est arrivé à son garçon tout en sachant que largement sa douleur est irrecevable. D’elle et de son fils, elle tient cependant à tout dire, à commencer par la césarienne qu’elle a subie lors de la naissance du gamin. Ainsi, chose horrible, le fils est mort comme il est né : dans le sang. Elle récapitule également la disparition du père, les crises de larmes de l’enfance et les crises d’acné de l’adolescence. Mais elle insiste : avec de faibles ressources, elle n’a pas cessé d’être une mère aimante. Elle aurait dû manger ce fils alors qu’il était bébé, se dit-elle. Mais elle ne l’a pas fait : « Je l’ai laissé me manger, moi. Étonnant comme il était gourmand. Il l’est toujours resté. Avide, impulsif. Au point d’en devenir crédule. Chaque année une nouvelle tocade, chaque printemps un nouveau hobby. » (p. 22)
Le monologue de la “mère damnée” va beaucoup tourner autour du besoin qu’elle prête à son garçon d’obtenir la reconnaissance dont tout être a besoin pour exister. Mais que peut faire un jeune qui a grandi au temps d’Internet et des réseaux sociaux pour trouver sa place, se faire une place ? Ici surgit l’image d’Érostrate qui fascinait déjà le Sartre du Mur. Soit ce héros malheureux de l’Antiquité qui ne pouvait supporter la réalisation du temple d’Éphèse donné pour l’une des merveilles du monde. Il choisit donc d’incendier l’édifice pour égaler à sa façon l’architecte. Et il y parvint fort bien puisque l’on se souvient de lui alors que le nom de l’architecte s’est perdu dans la nuit des temps. La célébrité par le crime donc.
C’est peut-être ce qu’a recherché à tout prix le jeune djihadiste qui n’a même pas été accepté par ceux en qui il voyait ses compagnons de révolte et de guerre. Il a donc dû rentrer en Occident et “tirer son plan” (comme on dit en Belgique), affreusement seul. C’est-à-dire massacrer aveuglément, y compris se massacrer lui-même. En quête, oui, de renommée ou, plus simplement de reconnaissance — alors pourtant qu’il n’a jamais cessé d’être aimé de sa mère et qu’il a obtenu un bac technologique. Tout cela aussi plat et aussi triste qu’un champ labouré en Flandre.
Il y a quelque chose de brechtien dans la pièce de Lanoye, une pièce qui se lit fort bien. On en retiendra en particulier la rare franchise du propos et du ton, cette franchise violente qui réussit à faire exister, le temps d’un acte, un petit univers. C’est que la “mère damnée” nous livre les choses avec une volonté implacable alors qu’elle ne les comprend pas.
Tom Lanoye, Gaz. Plaidoyer d’une mère damnée, traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten, Paris, Éditions de la Différence, “Littérature étrangère”, 2016, 10 € (en librairies le 17 mars 2016)
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 http://diacritik.com/2016/03/10/tom-lanoye-et-la-mere-du-djihadiste/

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